37
Message dans un miroir
Le soleil matinal brillait de tous ses feux, enveloppant Saphira d’une agréable chaleur.
Elle se prélassait sur une plate-forme rocheuse, quelques pieds au-dessus de la coque-de-tissu-tente vide d’Eragon. Comme chaque nuit depuis que Nasuada avait envoyé Eragon à la grande-montagne-creuse-de-Farthen-Dûr, elle avait effectué des vols de reconnaissance en divers lieux de l’Empire, dont elle était rentrée somnolente. Ces expéditions – nécessaires pour cacher l’absence d’Eragon – lui pesaient. Le noir ne l’effrayait pas, bien sûr, mais elle était diurne de nature, et elle avait horreur de la routine. De plus, les Vardens se déplaçaient si lentement qu’elle survolait toujours les mêmes paysages. Le seul moment excitant remontait à la veille, quand elle avait surpris Thorn-faible-d’esprit-aux-écailles-rouges à l’horizon, vers le nord-est. Il n’avait pas cherché à l’affronter ; il avait poursuivi son chemin vers le cœur de l’Empire sans même se retourner. Quand Saphira avait rapporté la nouvelle, Nasuada, Arya et les elfes-garde-dragonne avaient réagi comme une troupe de geais affolés, piaillant et jacassant à qui mieux mieux, s’agitant en tous sens. Ils avaient même insisté pour que Lupusänghren-au-pelage-de-loup-bleu-noir la monte sous les traits d’Eragon pendant ses sorties. Naturellement, elle s’y était opposée. Permettre que l’elfe installe sur son dos une ombre-fantôme-inconsistante de son Dragonnier dès qu’elle prenait les airs ou atterrissait parmi les Vardens ne portait pas à conséquence. De là à se laisser chevaucher par un autre qu’Eragon, il y avait un monde. Elle ne s’y résoudrait qu’en cas de bataille imminente, et encore.
Saphira bâilla, étira sa patte avant droite, en écarta les doigts griffus, puis elle se détendit, enroula sa queue autour d’elle, adopta une position confortable, la tête pleine d’images alléchantes de cerfs dodus et autres proies.
Peu après, elle entendit un bruit de course – un humain pressé rejoignait la tente-chrysalide-papillon-rouge-aux-ailes-repliées de Nasuada. Saphira ne prêtait guère attention à ces constantes allées et venues de messagers.
Elle était sur le point de s’endormir quand un second coureur fila dans la même direction, bientôt suivi de deux autres. Les paupières closes, elle sortit le bout de la langue pour goûter l’air, ne détecta aucune odeur inhabituelle. Décidant qu’il n’y avait pas lieu de se déranger, elle s’abandonna à ses rêves de pêche et de baignade dans un frais lac vert.
Des cris furieux tirèrent la dragonne de son sommeil.
Sans remuer d’une écaille, elle tendit l’oreille pour écouter des deux-jambes en grand nombre qui se disputaient entre eux. Trop éloignée pour saisir leurs paroles, elle comprit cependant au ton de leurs voix qu’ils étaient dans une rage meurtrière. Des querelles éclataient parfois chez les Vardens, comme au sein de n’importe quel troupeau, mais elle n’avait encore jamais entendu autant de deux-jambes mener si grand tapage avec autant de passion.
Leurs cris de plus en plus perçants lui vrillaient le crâne. Ses griffes se crispèrent sur la roche ; de fines lamelles de quartz se détachèrent avec des craquements secs.
« Je vais compter jusqu’à trente-trois, se dit-elle. Et s’ils ne se sont pas arrêtés, j’espère pour eux que la cause de leur colère valait la peine de troubler le repos d’une fille-du-vent ! »
Quand Saphira atteignit vingt-sept, les deux-jambes se turent soudain. « Ce n’est pas trop tôt ! » Changeant de position pour être plus à l’aise, elle s’apprêta à se rendormir. Elle avait besoin de sommeil.
Il y eut alors des cliquetis métalliques, des froissements de fibres-tissus-cuirs. Les coups de couvre-pattes-de-peau martelaient le sol, et l’odeur reconnaissable entre toutes de la guerrière-à-peau-sombre-Nasuada monta jusqu’aux narines de la dragonne. « Qu’est-ce qu’il y a encore ? » Exaspérée, elle songea à rugir jusqu’à ce qu’effrayés, ils s’enfuient en courant et lui fichent la paix.
Soulevant une paupière, elle aperçut Nasuada et ses six gardes qui s’avançaient vers elle. Parvenue à l’extrémité basse de la plateforme, Nasuada ordonna à son escorte de rester en arrière, près de Lupusänghren et de ses elfes qui s’entraînaient sur une zone herbeuse, et elle entreprit seule l’ascension.
— Je te salue, Saphira, lança-t-elle.
Sa robe rouge semblait trop vive contre le vert des pommiers. Le reflet des écailles de Saphira mouchetait son visage de taches bleutées.
Trop lasse pour s’exprimer par des mots, la dragonne répondit d’un unique clin d’œil.
Après avoir jeté un regard alentour, Nasuada s’approcha de sa tête et murmura :
— Saphira, il faut que je te parle en privé. Tu peux lire dans mon esprit, mais je ne peux pénétrer le tien. Cela t’ennuie de rester en moi ? Ainsi, il me suffira de penser pour que tu entendes ce que j’ai à te dire ?
Agacée qu’on l’empêche de dormir, Saphira se projeta vers la conscience-dure-tendue-épuisée de la jeune femme sans dissimuler sa mauvaise humeur, puis elle déclara :
« Je peux entrer en toi quand je veux. Mais je me garderais bien de t’envahir sans y être invitée. »
« Bien sûr. Je comprends. »
Saphira ne reçut d’abord d’elle que des images et des émotions sans suite : un gibet en attente d’une pendaison, du sang répandu sur le sol, des visages grimaçants, la peur, la fatigue et, sous le chaos, une détermination indéfectible. « Je te prie de m’excuser, la matinée a été éprouvante. Montre-toi tolérante si mes pensées s’égarent. »
Saphira acquiesça d’un nouveau clignement de paupière :
« Que se passe-t-il ? Pourquoi les Vardens sont-ils si agités ? Des hommes ronchons m’ont tiré de mon sommeil avec leurs chamailleries, et, avant cela, j’ai entendu un nombre inhabituel de messagers qui traversaient le camp à toute allure. »
Nasuada se détourna ; lèvres pincées, elle croisa avec précaution ses bras bandés sur sa poitrine. Plus sombre que des nuages à minuit, la couleur de son mental vira au noir teinté de violence et de mort. Après une pause prolongée – ce qui ne lui ressemblait guère – elle reprit :
« L’un des Vardens, un dénommé Othmund, s’est infiltré dans le camp des Urgals la nuit dernière et en a tué trois pendant qu’ils dormaient autour du feu. Sur le moment, les Urgals ne se sont aperçus de rien ; et ce matin, le coupable a revendiqué ses meurtres et s’en est vanté devant tous nos guerriers. »
« Pourquoi les a-t-il tués ? Parce que des Urgals avaient massacré sa famille ? »
Nasuada nia de la tête :
« J’aurais préféré que ce soit le cas. Les Urgals comprennent la vengeance, ils ne seraient pas dans une telle colère. Le plus bizarre, c’est qu’ils ne lui ont rien fait. Ni à lui ni aux siens. Il leur voue une haine absolue pour la simple raison que ce sont des Urgals. Du moins à ce que j’ai déduit de notre conversation. »
« Tu comptes le punir ? »
Levant vers Saphira un regard lourd de tristesse, elle déclara :
« Il sera pendu pour ses crimes. Quand j’ai admis les Urgals dans nos rangs, j’ai décrété que quiconque s’attaquait à l’un d’eux subirait le même châtiment que s’il avait attaqué un humain. Je ne peux pas revenir maintenant sur cette décision. »
« Tu regrettes de l’avoir prise ? »
« Non. De tels actes sont inadmissibles, il fallait que mes hommes le sachent. Sans cela, ils risquaient de se ruer sur les Urgals sitôt l’alliance conclue avec Nar Garzhvog. À présent, je dois leur montrer que je tiens mes engagements. Si je ne sévis pas, il y aura d’autres meurtres ; les Urgals se feront justice eux-mêmes, et, une fois de plus, nos deux races seront à couteaux tirés. Il est normal qu’Othmund meure pour ses méfaits et pour avoir enfreint mes ordres. Le problème, Saphira, c’est que cela ne plaira pas aux Vardens. J’ai payé de mon sang pour m’assurer de leur loyauté, et ils vont m’en vouloir d’avoir pendu Othmund… Ils m’en voudront de mettre la vie des Urgals sur le même plan que la leur. »
Elle baissa les bras et tira sur ses manches :
« À vrai dire, cela ne m’enchante pas plus qu’eux. Malgré mes efforts pour traiter les Urgals en égaux comme mon père l’aurait fait, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils l’ont tué, de revoir cette horde d’êtres cornus massacrant les Vardens à la bataille de Farthen Dûr, de me souvenir des récits qui ont marqué mon enfance – des histoires d’Urgals descendant des montagnes pour étriper des innocents dans leur lit. Depuis toujours, les Urgals ont été des monstres que nous redoutions, et voilà que j’ai lié notre sort au leur. Je ne peux pas m’empêcher de penser à tout ça, et je me demande si je n’ai pas commis une erreur. »
« Tu ne peux pas t’empêcher d’être humaine, dit Saphira pour la réconforter. Cependant, rien ne t’oblige à rester prisonnière des croyances de ceux qui t’entourent. Si tu le veux, tu peux transcender les limites de ton espèce. Les événements passés nous apprennent que les rois, les reines et autres dirigeants qui ont œuvré pour le rapprochement des races sont ceux qui ont contribué au bien de l’Alagaësia. C’est de la colère et des dissensions dont il faut se garder, pas des alliances avec d’anciens ennemis. N’oublie pas ta méfiance envers les Urgals, ils l’ont bien méritée, mais souviens-toi aussi qu’autrefois les nains et les dragons ne s’aimaient pas davantage que les hommes et les Urgals. Il fut un temps ou les dragons combattaient les elfes et les auraient anéantis s’ils l’avaient pu. S’il en est autrement aujourd’hui, c’est grâce à des gens comme toi, des gens qui ont eu le courage de mettre de côté leurs anciennes haines pour tisser à la place des liens d’amitié. »
Nasuada pressa sa joue contre celle de Saphira :
« Tu es une dragonne très sage. »
Amusée, Saphira avança la tête et lui effleura le front du bout de son nez :
« Je ne dis que la vérité telle que je la perçois. En supposant que ce soit de la sagesse, je suis ravie de t’en faire profiter ; tu me semblés néanmoins posséder toute la sagesse dont tu as besoin. L’exécution d’Othmund déplaira aux Vardens, c’est certain, mais il en faudrait davantage pour entamer l’attachement qu’ils te portent. Et puis, je suis sûre que tu trouveras moyen de les amadouer. »
« Oui, dit Nasuada en s’essuyant les yeux de l’index. Je crains de ne pas avoir le choix. »
Elle sourit alors et son visage en fut métamorphosé :
« Tu sais, ce n’est pas à cause d’Othmund que je venais te voir. Eragon m’a contacté ; il demande que tu ailles le rejoindre à Farthen Dûr. Les nains… »
Arquant le cou, Saphira rugit et lança le feu de son ventre vers le ciel en une gerbe de flammes scintillantes. Nasuada s’écarta tandis qu’autour d’elles tous les yeux se braquaient sur la dragonne. Celle-ci se releva et s’ébroua de la tête à la queue ; oubliant sa fatigue, elle déploya ses ailes, prête à l’envol.
Les Faucons de la Nuit se précipitèrent vers Nasuada, qui les renvoya d’un geste. Une bouffée de fumée l’enveloppa. Pressant sa manche contre son nez, elle se mit à tousser :
« Tu fais preuve d’un louable enthousiasme, Saphira, mais… »
« Eragon est souffrant ? Blessé ? »
« Il est en parfaite santé. Il y a cependant eu un… un incident… hier. »
« Quel genre d’incident ? »
« Ses gardes et lui ont été attaqués. »
Immobile, Saphira était toute attention tandis que Nasuada évoquait pour elle les souvenirs de sa conversation avec Eragon. Puis elle montra les crocs :
« L’Az Sweldn rak Anhûin ne connaît pas sa chance. Une tentative d’assassinat ! Si j’avais été avec lui, ils n’en auraient pas réchappé si facilement. »
Nasuada esquissa un sourire :
« Voilà pourquoi il valait sans doute mieux que tu n’y sois pas… »
« Peut-être », reconnut la dragonne.
Une bouffée de fumée lui sortit des naseaux, elle remua la queue : « Remarque, cela ne me surprend pas. C’est toujours la même chose ; à chaque fois que nous nous séparons, il faut que quelqu’un s’en prenne à Eragon. J’en ai des démangeaisons dès que je le laisse seul plus de quelques heures. »
« Il est parfaitement capable de se défendre. »
« Certes. Mais nos ennemis ne manquent pas de talents non plus. » Impatiente, elle changea de position, leva plus haut ses ailes :
« Nasuada, j’ai hâte de partir. Tu as autre chose à m’apprendre ? »
« Non. Vole vite, Saphira, vole droit. Et surtout, ne t’attarde pas à Farthen Dûr. Après ton départ, nous n’aurons que quelques jours de grâce avant que l’Empire s’aperçoive que je ne vous ai pas envoyés, Eragon et toi, en simple mission de reconnaissance. Galbatorix peut ou non décider de frapper en votre absence ; plus elle sera longue, plus les risques seront grands. De plus, je préférerais que vous soyez là tous les deux pour le siège de Feinster. Nous pourrions prendre la ville sans vous, mais cela nous coûterait bien des vies. En bref, le destin de tous les Vardens dépend de votre célérité. »
« Nous serons aussi rapides que les vents de tempête », l’assura Saphira.
Nasuada prit alors congé d’elle et quitta la plate-forme. Sans perdre un instant, Lupusänghren et ses elfes se précipitèrent vers la dragonne pour lui mettre l’inconfortable-plaque-de-cuir-selle-siège-d’Eragon sur le dos et en remplir les sacoches de nourriture et d’équipement, comme lorsqu’elle partait en voyage avec lui. Elle n’aurait pas besoin de tout ça, ne pouvait pas même atteindre ces réserves. Il lui fallait cependant les transporter pour préserver les apparences. Lorsqu’elle fut prête, Lupusänghren retourna la main contre sa poitrine à la manière des elfes en signe de respect et lui dit en ancien langage :
« Adieu, Saphira Écailles Brillantes. Puissiez-vous nous revenir indemne, Eragon et toi. »
« Adieu, Lupusänghren. »
Elle attendit que l’elfe-au-pelage-de-loup-bleu-noir crée l’ombre-fantôme-inconsistante-d’Eragon, que l’apparition sorte de la tente et s’installe sur elle. La silhouette immatérielle grimpa le long de sa patte et sur son épaule sans qu’elle sente rien. Quand Lupusänghren lui fit signe que le non-Eragon était en place, elle souleva les ailes jusqu’à ce qu’elles se rejoignent et s’élança du bout de la plate-forme rocheuse.
Pour stopper sa descente vers les tentes grises et s’éloigner du sol-dur-à-se-rompre-les-os, elle abaissa ses ailes, s’orienta dans la direction de Farthen Dûr et entama son ascension pour gagner les hauteurs froides à l’air raréfié, à la recherche d’un vent favorable qui lui faciliterait la tâche.
Elle survola la rive boisée de la rivière où les Vardens avaient choisi de camper ce jour-là et frétilla de joie. Fini la longue attente pendant qu’Eragon vivait des aventures sans elle ! Fini les fastidieux vols nocturnes au-dessus des mêmes paysages ! Fini l’impunité pour ceux qui cherchaient à nuire au compagnon-de-son-âme-et-de-son-cœur, car sa colère de dragonne s’abattrait sur eux ! Ouvrant grand la gueule, elle rugit de satisfaction et d’assurance, défiant les dieux s’il y en avait de s’en prendre à elle, la fille d’Iormûngr et de Vervada, deux des plus célèbres dragons de leur temps.
À neuf cents toises au-dessus du campement Varden soufflait un fort vent de sud-ouest. Saphira se plongea dans le courant d’air mouvant et se laissa porter. En bas, la terre inondée de soleil défilait à vive allure tandis qu’elle projetait ses pensées devant elle :
« J’arrive, petit homme ! »